La nécessité du beau

La nécessité du beau
L’homme vitruvien de Léonard de Vinci.

Il est des évidences que l’on oublie, des principes qui se dissolvent dans la banalité du quotidien. L’architecture, dans son essence première, n’est-elle pas la conjugaison du nécessaire et du beau ? Loin de n’être qu’un jeu de formes, elle relève avant tout d’une logique fonctionnelle, d’un agencement précis répondant aux usages et aux contraintes du monde. Mais alors, où s’arrête la rigueur de la nécessité et où commence l’expression du beau ?

Vitruve, déjà, posait les bases d’une triade fondatrice : firmitas, utilitas, venustas – la solidité, l’utilité et la beauté[^1]. Pourtant, notre époque semble parfois oublier cet équilibre, oscillant entre une ingénierie brute, indifférente à l’esthétique, et une surenchère formelle qui masque l’absence de fond. Le modernisme avait voulu épurer l’ornement, convaincu que la fonction seule suffirait à engendrer la beauté[^2]. Le postmodernisme, en réaction, a réintroduit la citation et le décoratif, redonnant au bâtiment une apparence expressément signifiante[^3]. Mais au-delà de ces dualités, se pose une question plus fondamentale : la beauté peut-elle être une résultante directe de la nécessité ?

Le primat de la forme ou la beauté de l’économie

Le Corbusier parlait d’architecture comme jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière[^4]. Il voyait dans la rigueur des proportions, dans l’intelligence des pleins et des vides, une beauté intrinsèque, née non d’une intention décorative mais d’une maîtrise spatiale. Cette idée résonne avec celle de Mies van der Rohe et son célèbre less is more, qui ne relevait pas d’un ascétisme esthétique mais d’une quête de justesse[^5].

Mais cette exigence de rigueur ne se confond pas avec l’austérité. L’économie de moyens, lorsqu’elle est pensée, engendre une poésie de l’essentiel. Adolf Loos dénonçait l’ornement comme un crime, voyant en lui une falsification inutile du bâti[^6]. Pourtant, ce que l’on perçoit comme du dépouillement peut être une forme d’expression en soi : le béton brut de Tadao Ando, les volumes ciselés de Louis Kahn ou encore les façades ajourées d’Alvaro Siza ne sont jamais vides de sens. Ils sont l’empreinte d’une pensée, la matérialisation d’une vision où la beauté est l’évidence d’une nécessité bien comprise.

Quand la fonction se fait forme

L’architecture se distingue de la construction simple en ceci qu’elle engage un dialogue avec son contexte, avec l’espace et le temps. Elle n’est pas une addition d’éléments mais une structure de relations, une articulation entre usage et sensation[^7]. Ainsi, la cathédrale gothique, née d’un programme religieux et technique, génère un sentiment d’élévation non par recherche stylistique, mais par la logique même de sa conception[^8].

C’est dans cette fusion de la fonction et de la forme que réside la véritable beauté architecturale. La « nécessité esthétique », selon Aldo Rossi, dépasse l’objet construit pour atteindre une dimension symbolique et mémorielle[^9].

Le risque du geste gratuit

Aujourd’hui, à l’heure de l’iconicité et de l’architecture-spectacle, la tentation est grande d’exprimer le beau comme une finalité en soi[^10]. Frank Gehry, Zaha Hadid, Rem Koolhaas... tous ont redéfini la notion de forme, poussant l’expérimentation au-delà des limites structurelles classiques[^11]. Mais cette radicalité ne risque-t-elle pas de vider le beau de sa substance ?

Gilles Deleuze évoquait le concept de « lisse et strié »,appliqué à la ville et à l’espace bâti[^12]. L’architecture ne peut être qu’une juxtaposition d’objets isolés : elle doit composer avec son environnement, générer des transitions, des continuités.

Vers une éthique du bâti

Face aux enjeux contemporains – urgence climatique, raréfaction des ressources, nécessité du réemploi – la question du beau se reformule[^13]. Peut-on encore concevoir la beauté comme un luxe, un surplus d’intentionnalité ? Ou devons-nous la repenser dans une économie du juste, où chaque choix est guidé par une responsabilité environnementale et sociale ?

L’architecte Anne Lacaton, connue pour son approche pragmatique et humaniste, défend une conception où « la meilleure architecture est celle qui ajoute de la liberté d’usage"[^14]. Pour elle, la beauté naît du potentiel d’appropriation, de la générosité des espaces plutôt que de leur image.

Alors, où se trouve la beauté dans l’architecture d’aujourd’hui ? Peut-être dans la justesse d’un mur bien construit, dans la lumière traversant une ouverture bien pensée, dans l’économie d’un geste qui dit sans imposer. Peut-être, aussi, dans cette capacité qu’a l’architecture à créer du sens, à inscrire une présence dans le monde, sans artifice ni superflu.

La nécessité n’est pas un frein au beau. Elle en est la condition première.

Références

  1. Vitruve, De Architectura, Ier siècle av. J.-C.
  2. Adolf Loos, Ornement et crime, 1908.
  3. Charles Jencks, Le langage de l’architecture postmoderne, 1977.
  4. Le Corbusier, Vers une architecture, 1923.
  5. Ludwig Mies van der Rohe, Less is more, 1929.
  6. Adolf Loos, Paroles dans le vide, 1921.
  7. Christian Norberg-Schulz, Genius loci : vers une phénoménologie de l’architecture, 1979.
  8. Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, 1863.
  9. Aldo Rossi, L’architecture de la ville, 1966.
  10. Jean-Louis Cohen, Architecture en spectacle, 2012.
  11. Philip Jodidio, Hadid : Œuvres complètes 1979-aujourd’hui, Taschen, 2021.
  12. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, 1980.
  13. Bruno Latour, Où atterrir ?, 2017.
  14. Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, Liberté d’utilisation, 2021.

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